Photographies floues : critiques et opinions

Juste après l’exposition de ses photographies floues à la galerie de la Société française de photographie, des critiques réputés comme Otto Hahn et André Laude ont exceptionnellement été unanimes pour sélectionner son exposition. Dans L’Express, on pouvait lire que les photographies floues d’Alyph faisaient penser aux aquarelles de William Turner. La critique des Nouvelles Littéraires était conclue par : Alyph est venu réveiller le vieux regard européen endormi !

Mais, pour saisir la portée esthétique et philosophique des photographies floues d’Alyph, l’introduction écrite par Pascal Bruckner reste une incontournable référence. Mieux que quiconque, il a su analyser la démarche iconoclaste d’Alyph. Malgré les décennies écoulées depuis mille neuf cent soixante-seize, ce texte prophétique n’a pas pris une ride. Il est même plus que jamais d’actualité à une époque qui fait un usage intensif de la photographie. Que seraient les réseaux sociaux sans l’intervention de Niépce ?

Ci-dessous, nous vous le donnons à lire ou à relire dans son intégralité. Seuls les titres de paragraphes ont été adaptés aux publications web.

L’œil d’Alyph ou l’autre perception du monde


Qu’est-ce que la réalité restituée par la photographie ? Un certain état du monde que l’on s’efforce de reproduire fidèlement, un extérieur supposé que l’on capte et enferme dans un cadre.

Mais, que se passe-t-il quand on inverse la règle la plus élémentaire qu’est la netteté, fondement de la construction photographique, et qu’on lui substitue la dé-focalisation, autrement dit le flou ? Il apparaît ces polychromies d’Alyph, qui ne sont pas des représentations, et qui ne sont pas pour autant des couleurs abstraites, même si leur perception donne à le penser.

Elles sont un mixte entre l’objet et son coloris, une circulation incessante de l’un à l’autre, bref, une réalité évanescente et insaisissable ; tant la morphologie du monde y est dissoute et liquéfiée.
Voici que la couleur cesse d’être l’attribut de tel être ou de tel objet, son signe distinctif et le complément de sa forme : c’est le sujet qui, désormais, se fond dans le bleu, le vert, le rouge ou le jaune, il n’existe plus comme réalité séparée.

La photographie devient le lieu magique, où couleurs et formes se juxtaposent, s’annulent, marient leurs frontières par la décomposition et la dilution des pigments qui engendrent d’autres nuances auxquelles notre regard n’est pas habitué.

La nouvelle perception du monde


Ces créations, en cassant le statut de représentation, qui a jusque-là monopolisé et asservi la photographie, entendent surtout nous ouvrir à une nouvelle perception du monde. En d’autres termes, il y a une jouissance propre du flou ; non en ce qu’il déformerait notre environnement quotidien, mais parce qu’il construit un nouvel objet t visuel.

Et, il ne suffit pas dire qu’il nous restitue une vision imprécise du monde, ce qui accréditerait la précision comme seul regard autorisé. Il nous montre au contraire l’extrême réalité de ces tâches évanescentes qui ne sont pas une province ou un modeste support de notre perception, mais son envers oublié.

Ce n’est pas le regard d’Alyph, le malvoyant qui a tort, c’est le nôtre, qui ne s’exerce qu’au prix d’un rétrécissement considérable : la photographie classique n’a jamais donné à voir que cette forme dominante d’aveuglement ; Alyph se méfiant de cette aberration, éveille et aiguise notre regard. Son travail serait au fond la mise en forme de ce paradoxe extrême : il n’y a pas de plus grande clairvoyance que la cécité.

Géométrie euclidienne dérangée et perceptions simultanées


Ces photographies, comment les lire ? Précisément, on ne les lit plus ; les directions sont brouillées, sa perspective est ici dérangée, ne préexiste ni ne prédomine, chacune reste à découvrir. Ces polychromies nous délivrent de la tyrannie du solide, désindividualisent les objets, les transforment en lumière, accélèrent la perte des reliefs, aplatissent les surfaces.

Elles autorisent plusieurs perceptions simultanées ou successives, supportent des formes plus ou moins distinctes sans rien figurer de façon explicite. Il en résulte une imagerie, un bestiaire, une dramaturgie dont le spectateur est seul responsable.

Grilles de lectures ouvertes


Plus de grilles uniques, comme dans le dispositif plastique traditionnel : maintenant chacun invente et porte ses propres grilles. Que reste-t-il alors du modèle, en l’occurrence, ici des fleurs, des murs vieillis ou des affiches lacérées dans ce traitement par dilution ? Il n’existe plus que comme emprunt, alibi.

Le réel n’est pas redoublé : il est suggéré, plus exactement, cité. La photographie se passe désormais de sa référence. Ainsi, elle devient un univers en soi, qui accueille en lui, à titre gracieux, ce signe du dehors, ce fragment du monde, non pour se plier à sa loi, mais afin de le manipuler à sa guise.

Puissance expressive de la couleur


Extrême puissance de ces charges chromatiques : on dirait qu’avec elles le monde reprend ses couleurs. Les œuvres de l’artiste n’épuisent par leur nécessité aussitôt qu’on les a vues : tout ne se joue pas, ne se jouit pas au premier regard, rien ne s’emporte en une seule fois, l’indécision résiste ; il y a en elle une durée de la délectation, qui supporte la contemplation prolongée, en éternisent le trouble par un réel plaisir optique et méditatif.


Ces vibrations lumineuses, on reconnaît leur modernité en ce qu’elles se situent hors de toute finalité purement esthétique. Elles ne satisfont aucun prétexte, ne reconstituent, ne récupèrent rien. Le texte qu’elles énoncent est absolument intransitif. Fin de la représentation alors ? Pas réellement : plutôt sa mise en déroute, le réel, avons-nous dit, ne domine plus ; il demeure cependant à titre d’ombre, de nuage quand il n’est pas dilué jusqu’à l’abstraction.


Alyph recourt à un peu de forme, un peu de contour, un peu de netteté pour que le plaisir du détournement ait lieu. Et, que se laisse entrevoir, moins la mort de la représentation que sa faille, l’espace, où elle ne domine plus.

Réalisme, peinture et photographie


On sait que la photographie, à sa naissance, avait précipité la crise d’un réalisme en peinture. Aujourd’hui, elle abandonne son ancien rôle de reproduction du monde pour affirmer sa différence, creuser son champ perceptif et ses propres techniques. Désormais, elle se pense comme une variante des arts plastiques, en s’affranchissant de toutes ses nécessités utilitaires.

On voit les ambitions d’un tel art : nous rendre assez subtils pour saisir l’écoulement incessant des objets, l’évolution permanent sous l’apparente immobilité : les êtres, les fleurs comme les objets sont ainsi à chaque instant des choses neuves que nous enfermons dans des formes stables, faute de pouvoir appréhender leur mouvement absolu.
Voilà à peu près ce que nous dit Alyph.

Et, ceci encore, nous ne devons peut-être la nomination provisoire du monde et des êtres qu’à la grossièreté de nos organes. Pour appréhender un monde où tout ne cesse de se transformer, il nous reste à apprendre d’autres lois de la perception. Rien n’est jamais figé absolument, même pas les rochers comme nous le croyons.

Pascal Bruckner. Paris 1976.
Pascal Bruckner est philosophe et essayiste.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pascal_Bruckne

Notes

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